Interview avec Duccio Vitale

La série

J'ai reformatté sous forme d'interview les différents échanges que Duccio a eu avec la communauté Cry Havoc sur le Forum de CH Fan, principalement fin 2008, pour mieux s'intégrer dans cette section. Tous les commentaires sont de Duccio. Mes questions sont apocryphes, mais elles sont destinées à faire le lien et reflètent bien ma pensée.

Buxeria : Duccio, c’est un grand plaisir de pouvoir échanger un peu avec toi et te remercie d’avoir accepté de répondre à nos questions !

Duccio Vitale : Je tiens tout d'abord à remercier tous ceux qui m'ont souhaité la bienvenue. Je découvre d'ailleurs avec une certaine émotion le degré d'implication de plusieurs d'entre vous par rapport à la série Cry Havoc. C'est pourquoi je tiens à préciser que je ne

Duccio Vitale

prétends détenir en aucune façon la parole divine. Je suis devenu concepteur de jeu en m'autorisant à modifier les règles existantes de jeux qui me plaisaient et que j'avais envie d'améliorer. J'ai donc fait exactement comme vous tous. En ce qui concerne les règles dont je suis l'auteur, je peux évidemment clarifier certains points (il n'y a pas de règles parfaites) et sur les modifications que vous avez introduites, je peux vous donner mon avis. Mais ce n'est qu'un avis. Du moment que tous les joueurs autour d'une table sont d'accord pour accepter les mêmes règles du jeu, pour moi cela convient parfaitement. J'ai d'ailleurs utilisé les jeux de la série Cry Havoc avec des éducateurs de rue en Seine St Denis pour travailler en commun avec des jeunes marginalisés et leur apprendre à se réapproprier les règles (celles du jeu et celles de la vie de tous les jours) pour ne plus avoir à les rejeter ou à les accepter d'un bloc.

B : Duccio, voilà qui est une utilisation originale et éducative du jeu. Est-ce que tu appliques des principes similaires lorsque tu imagines un nouveau jeu ?

D.V. : Je suis un concepteur de jeux altermondialiste et j'ai toujours conçu des jeux en résonance directe ou indirecte avec la société... d'hier, d'aujourd'hui ou de demain. Mon premier jeu publié en 1980 s'intitulait d'ailleurs "Mai 68, La Nuit des Barricades". Tout un programme!

B : De nombreux membres de la communauté espèrent toujours la sortie de Dragon Noir 3 et 4 ! Pourquoi ceux-ci ne sont jamais parus ?

D.V. : Concernant la non sortie des épisodes trois et quatre de Dragon Noir, il y a deux facteurs qui ont joué : tout d’abord, le facteur temps car chez Jeux Decartes je devais également m'occuper de l'export avec pas mal de déplacements à l'étranger, notamment lors de la création de petites filiales en Allemagne, Italie et USA. Et deuxièmement le facteur rentabilité. Il est clair que le temps dont j'avais besoin pour développer les deux derniers épisodes serait utilisé au détriment du reste de mon travail (c'est la période où nous avons sorti Condottiere, Méditerranée et la version française des Colons de Katäne, ainsi que des rééditions monolangues pour les marchés allemands et américains) pour des tirages bien moindres et des coûts d'adaptation d'une langue à l'autre très élevés du fait des traductions.

B : Combien d’épisodes avais-tu prévu pour Dragon Noir ?

D.V. : Tout d'abord, au départ, je n'avais pas prévu quatre épisodes mais trois: L'Exil, La Conquête et le Retour. L'Exil reprenait une partie du matériel de "Dark Blades", la boîte anglaise et notamment la plupart des personnages mais en ajoutant un Dragon qui ne soit pas ridicule comme le lézard proposé. La Conquête (appelé aussi à un moment la Quête) était un jeu uniquement stratégique avec une grande carte recouverte par des grands hexagones. L'idée était de retrouver dans le monde d'ArKö Iriss (qui est la transcription d'Arco Iris, qui veut dire Arc-en-Ciel en brésilien) la porte qui permettait aux héros de revenir dans leur monde d'origine. C'est au moment du Retour qu'était prévu le passage dans des souterrains.
Mais peu à peu, en creusant l'histoire et notamment l'idée de faire arriver les rebelles en fuite dans une île (un petit monde fermé), j'ai eu envie de prendre plus de temps pour crédibiliser l'évolution du récit et les alliances très particulières que j'avais en tête. Parce qu'il faut bien admettre que réussir à convaincre des humains, des orks, des goblins, des trolls, des nains et des elfes de combattre ensemble contre un ennemi commun infiniment plus dangereux est une hérésie totale dans le monde de Tolkien. De par l'absence d'influence religieuse dans mon enfance et, par la suite, une expérience politique très précoce -je suis un soixante-huitard de 14 ans qui a participé à tout le mouvement depuis la troisième manif (celle du 7 mai) - je regarde les notions de Bien et de Mal d'un air un peu goguenard. Je préfère nettement la notion de Justice/Injustice et son corrolaire: les luttes collectives qui ont marqué les étapes de l'aventure humaine, en particulier ces 220 dernières années.
L'opposition tolkienne classique entre les forces du Bien et celles du Mal se devait donc d'être dépassée et c'est ce qui se passe dans l'Exil où les deux sorciers - Zacharie et Shaman - finissant par comprendre que Loups-de-Guerre et Kandärs ne font qu'un, imposent une paix des braves à leurs peuples respectifs et leurs alliés.
L'Epreuve s'est alors imposée d'elle-même car les souterrains étaient la seule voie de sortie de l'île de Kazhdîn, ancrée au milieu d'une immense mer intérieure aux eaux violettes dans laquelle aucune embarcation n'a jamais navigué plus de quelques heures sans être engloutie à jamais. L'Orbe mauve représente ainsi la quête intermédiaire, qui va permettre de souder les différents peuples autrefois ennemis et les amener à recréer à terme l'Ordre des Chevaliers du Dragon Noir. Mais sur leur chemin se dresse le peuple des Krobs, un peuple arachnéen, ni bon ni mauvais, mais qui n'aime pas que l'on empiète impunément sur son territoire. Le personnage monstrueux de la reine Alkiram est d'ailleurs entouré de mystère et son passé fait intervenir une histoire d'amour qui aurait mal tourné...

B : Quelle était la trame de fond des deux derniers opus de la série ?

D.V. : DN3 était censé donc commencer au moment où le petit groupe de héros désormais rassemblé sortait des souterrains pour entamer la découverte du continent principal de la planète. L'épisode était conçu pour être, comme Croisades, un jeu à la fois stratégique et tactique. Une grande carte d'ArKö Iriss devait être fournie avec le jeu ainsi que deux cartes tactiques assez alambiquées dans le genre falaise impassable d'un côté et grottes troglodytes de l'autre, tout ça au bord de la mer ou traversé par une rivière. Une campagne était prévue pour permettre une découverte progressive des différents territoires à commencer par les antres des dragons noirs endormis qui se nichent à mi-hauteur des falaises qui bordent la mer intérieure côté continent. Là, une surprise de taille attendaient nos héros: très peu de dragons noirs et... pas de femelles! Il faudra attendre la découverte du peuple des Amazones pour lever une partie du mystère. Voilà en gros qu'elle était la trame de fond de DN3. L'idée était de fournir deux possibilités de jeu: - une campagne en solitaire avec des choix à faire, un peu dans le genre Le Livre dont VOUS êtes le héros; - une campagne multijoueurs (jusqu'à 5 camps distincts) structurée à la façon de Croisades entre tours stratégiques et batailles tactiques.
La trame précise pour DN4 était encore loin d'être déterminée à l'époque où nous avons arrêté la série. Il était prévu une bataille monstre sur huit cartes représentant la capitale et ses alentours. Donc, à la fois du terrain ouvert et des zones fortifiées (bastions, fermes fortifiées, palais impérial, etc.). Une partie des forces impériales (à l'exception des Loups-de-Guerre) pouvaient être amenées à changer de camp sous certaines conditions, ce qui rendait la bataille incertaine jusqu'à la fin.
Voilà! Je vous remercie de m'avoir obligé à remettre au clair la saga de Dragon Noir car il m'est venu du coup l'envie de l'écrire sous forme de livre et de reprendre (pourquoi pas?) un jour l'édition des deux derniers épisodes sous forme de jeux.

B : Duccio, pouvons-nous maintenant parler de notre « Saint Graal », je veux parler du Port Fortifié, si longtemps annoncé et jamais publié [en tout cas par Eurogames...] ?

D.V. : Je vais vous donner certaines explications concernant sa non parution. Le produit était prêt à 95% (film noir et planche couleurs de la carte, nouveaux persos compatibles avec Vikings, titre, légendes, etc.) lorsque nous avons découvert avec horreur que le film noir qui avait servi pour créer les planches couleurs avait bougé. Probablement sous l'effet de la chaleur, il s'est légèrement étiré ce qui introduisait un décalage entre le noir et la couleur... Ce décalage n'était pas seulement très gênant pour la carte elle-même (qui a la surface de 4 cartes standard de la série), mais aussi parce qu'elle était censée pouvoir se raccorder à la carte Cité Médiévale Fortifiée pour former un tapis de jeu de 6 cartes. C'est en travaillant avec Jean-Michel Clément que nous avons eu cette idée et je dois ici saluer son travail superbe de cartographe, non seulement pour le Port Fortifié mais aussi pour les autres jeux de la série et en particulier Vikings dont les cartes de l'édition originale de Standard Games n'avaient aucun intérêt, surtout vu le thème traité.
J'ai refusé à l'époque de faire l'impasse sur ce défaut et de publier la carte telle quelle. Mais le coût pour refaire tout le travail était au-dessus de nos moyens à l'époque (c'est la fin de la période en tant qu'éditeur indépendant - je reviendrai si vous le souhaitez pour vous l'expliquer plus en détail) et quand j'ai signé avec Descartes en 1994, ils étaient surtout intéressé par des jeux de stratégie grand public. Pas de budget donc pour faire paraître le Port, ni relancer d'ailleurs la production des figurines 15mm que nous avions commencé avec trois coffrets couvrant tous les personnages de Cry Havoc, ainsi que toutes les maisons en résine de la carte Village.

B : Peux-tu nous expliquer comment ces 4 films étaient utilisés par l’imprimeur pour obtenir les cartes finales ?

D.V. : Lors de l'impression des cartes, on commençait toujours par les trois couleurs fondamentales pour finir par le film noir afin d'obtenir une bonne visibilité de la grille sans qu'elle soit trop épaisse. Le dessin au trait noir pour chacune des quatre cartes composant le Port Fortifié avait été effectué directement sur un film translucide. C'est une technique que nous avions déjà utilisée pour les cartes de Vikings et qui n'avait pas posé de problème alors. En passant chaque film dans un appareil de reprographie, on obtenait des tirages en bleu invisible sur papier type Canson pour effectuer le coloriage. Ce coloriage existe donc pour le Port Fortifié mais les films noirs originaux se sont détendus en passant dans la machine. Nous n'avions pas pensé faire des copies puisque nous n'avions pas eu de problème jusqu'alors. A l'époque c'est cette même technique qui était utilisée pour les BD grand format.
Les deux cartes côté mer du Port Fortifié sont calculées également pour se superposer au bas de la carte de carte Cité Médiévale Fortifiée, toute la muraille côté Porte Montferrat disparaissant au profit... du port fortifié. Les bouts de côte apparaissant des deux côtés sont raccords avec les cartes côte de Vikings.

B : Quels étaient les pions prévus avec cette extension ?

D.V. : Il y avait une planche de personnages prévue dans la boîte du Port avec d'un côté les Vikings et de l'autre les Saxons. La planche n'a pas été montée mais je possède le détail de tous les personnages (nom, catégorie, pot att. pot. déf). Certains sont repris de Vikings mais d'autres ont été ajoutés, notamment Harald le chef des Vikings norvégiens (à pied et à cheval), et surtout les personnages Saxons qui comprennent aussi bien des combattants que des personnages civils (évêque, moine, bourgeois et femmes). J'ai retrouvé toutes les planches originales des nouveaux personnages dessinés.

B : Y a-t-il d’autres produits non publiés dont tu pourrais nous parler ?

D.V. : A force de chercher dans mes boîtes de films, j'ai retrouvé une carte en noir et blanc qui m'était complètement sortie de mémoire: la carte du Krak des Chevaliers sur une surface de six cartes standard. Le Krak n'utilise pas toute la surface, bien sûr pour garder une cohérence avec la Cité et le Port mais il est imposant. Il y a un petit bled à côté avec un puits charmant...

B : Duccio, merci beaucoup pour ces précisions et encore merci pour ta contribution à ce superbe jeu.

D.V. : J'en profite pour tirer mon chapeau à tous ceux qui ont maintenu le flambeau de la série pendant toutes ces années et en premier lieu évidemment à Buxeria sans qui tout cela n'existerait pas.